Le choix de la Comtesse

Rei avait été un enfant attentif et sérieux et son sage précepteur avait perpétuellement eu la satisfaction de voir son esprit s’envoler vers plus de lucidité. Il avait préféré étudier les cartes de géographie plutôt que le tir à l’arc et observer les invités de son père plus que les défier au bras de fer. Il passa la plus grande partie de son adolescence à réfléchir, seul dans son donjon, entouré de grands chiens noirs qui le gardaient avec tendresse et se posant des questions que jamais ses pairs, seigneurs de guerre, ne s’étaient posés. À 21 ans, il se sentit prêt à affronter le monde et énonça sa première requête : il souhaitait se marier. Son père accepta avec bonheur car il sentait sa fin venir et se réjouissait de savoir son fils unique prêt à prendre sa relève.
Rei alla donc trouver le seigneur dont les terres jouxtaient les leurs et dont il avait besoin de se faire un allié. Il savait qu’il avait eu deux enfants : un garçon qui hériterait du domaine et une fille qui avait été mariée très jeune et était devenue veuve presque aussitôt, sans avoir eu le temps de donner un héritier à son mari. L’alliance ne fut pas difficile à conclure car les prétendants n’étaient jamais nombreux auprès d’une jeune veuve et l’intéressée, bien que l’aînée de Rei de 3 années accepta humblement le mariage. Elle s’appelait Sen et, à la lune suivante, elle s’installait dans le domaine de son mari.
Le père de Rei assista au mariage qui le combla tant qu’il se retira paisiblement. Avant de mourir, conscient de l’esprit solitaire de son fils, il fit venir Sen à son chevet et la pria de ne pas s’alarmer, lui assurant que Rei pourrait l’aimer si elle n’abandonnait pas car il avait beaucoup à offrir. Sen qui était forte, promit au vieux seigneur de tout tenter et celui-ci put s’éteindre sereinement.
Fidèle à sa promesse, elle usa de son esprit vif et de sa patience pour approcher son mari si sérieux. Elle l’abordait sans brusquerie, avec beaucoup de tact et de tendresse et il lui ouvrit la porte de son bureau, d’abord par courtoisie puis avec une gaieté croissante. Il lui exposa le problème qui hantait ses nuits depuis sa plus petite enfance : l’idée d’un royaume. À cette époque troublée dont les origines remontaient au-delà de la mémoire des hommes, les guerres ne cessaient jamais. Les seigneurs se valaient en importance et en puissance et aucun n’était prêt à céder le pas à un autre. Chaque parcelle de terrain vaillamment gagné à l’Est était perdue le lendemain à l’Ouest et ce cercle infernal avait pour seules conséquences de dessécher cœurs et richesses. Et Rei voulait mettre un terme à tout cela et unir ces peuples déchirés. Ses yeux brillants de passion et de conviction émurent Sen qui avait elle-même pu goûter au triste destin de ces conflits interminables. Elle le découvrit enthousiaste, progressiste et optimiste et sentit également sa façon de la regarder muter, imperceptiblement puis avec de plus en plus d’évidence et réalisa qu’il en allait de même chez elle : avec beaucoup de douceur ils se laissaient aller à une tendresse qui dépassait l’affection.
Mais, alors que Rei avait dévoilé son plus grand secret, Sen n’osait parler du sien. Et, malgré leur intimité grandissante, elle continuait à craindre sa réaction et attendait un signe qui, si il lui était parvenu, n’avait jamais été assez fort à son goût.
Quatre années passèrent ainsi.

Ce matin-là, la neige tombait en lourds flocons, couvrant le monde d’une épaisse couverture immaculée et absorbant tous les bruits de la Terre. Rei avait quitté le domaine la veille pour rendre visite à un seigneur du Nord et ne reviendrait pas avant la tombée de la nuit.
Sen se couvrit les épaules d’une épaisse cape pour échapper à la morsure des flocons et informa ses domestiques qu’elle rendait visite à son père. Ce qu’elle fit mais sa visite fut plus brève qu’elle ne l’avait présentée, comme à chaque fois qu’elle s’y rendait seule. Sur le chemin du retour, plutôt que de suivre la grande route qui la ramènerait chez elle, elle emprunta une piste qui partait à travers la forêt.
La lumière déclinait sous les bois frémissants. Le vent se transformait en murmure inquiétant. Mais Sen remontait cette piste avec l’assurance et le détachement de l’habitude. Elle en connaissait chaque caillou, chaque monticule, aujourd’hui ensevelis sous la neige. Son corps, de mémoire, la porterait où elle le souhaitait et son esprit pouvait se permettre de vagabonder. Elle se revit, six ans plus tôt, dans la chambre qu’elle occupait avec son premier époux mais que lui-même n’avait visité que 3 fois en 2 années qu’avait duré leur mariage. Il avait été perpétuellement retenu au combat. Elle se revit, le jour où l’habituel cavalier qui apportait des nouvelles du front n’était pas revenu seul. Elle avait un message si heureux à lui faire porter en retour qu’elle n’y avait pas prêté attention. Ce ne fut que lorsque sa femme de chambre vint la trouver en larmes que ce détail la fit frémir : son époux venait de perdre la vie alors qu’elle-même allait enfin pouvoir la donner.
L’ironie de cette mort n’eut pas le temps de la faire sourire. Elle ne fit que baisser les yeux vers son ventre encore plat avant de les fermer. Enceinte et déjà veuve.
Elle se souvenait avec une précision cruelle des heures qui avaient suivi cette nouvelle. Elle n’avait pas eu le loisir d’être triste. Elle n’avait eu le temps que de songer aux années qui suivraient et au destin cruel qui attendait un héritier à peine formé dans ce monde de brutes belliqueuses. Dans cette chambre, au milieu des cris de deuil et sous un froid soleil d’hiver, elle prit sa décision. Elle fit célébrer les funérailles de son mari, et dès le lendemain, elle partait seule sur les routes en direction du couvent des sœurs du silence, prétextant le besoin de faire son deuil. Elle y donna naissance à un petit garçon qu’elle aima aussitôt de toute son âme et le confia à contre cœur à une fidèle nourrice avant de retourner à la cour de son père.
Au fond de ses poches, emmitouflés dans d’épais gants de cuir, les doigts de Sen se crispèrent : cinq années de mensonge s’étaient écoulées et elle n’était toujours pas certaine d’en voir venir la fin. Elle se mordit les lèvres et leva les yeux : une lumière faible apparut à travers les flocons et elle oublia sa peine : elle allait passer quelques heures avec son fils, le trésor de sa vie, et se promit que ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’elle n’en parle à Rei, même si, chaque jour qui passait rendait son mensonge un peu plus difficile à confesser.
Rei rentra le soir, comme prévu et retrouva sa femme dans la grande salle pour l’embrasser. Il avait ramené de son voyage une nouvelle formidable : ses années de diplomatie commençaient à porter leurs fruits et 4 seigneurs étaient désormais prêts à s’asseoir avec lui. Ensembles, ils pouvaient dessiner les premières frontières de ce royaume nouveau et ils le feraient lors d’une réunion secrète qui scellerait leur union. Sen comprenait l’importance capitale de cet accomplissement et fut heureuse d’être le témoin de ce grand jour. Rei, avant de retrouver son bureau pour s’occuper des détails de cette rencontre, lui confia un courrier qu’elle avait reçu et se retira avec un sourire ravi.
Elle le regarda s’éloigner, fière de lui et confiante en l’avenir, avant d’ouvrir le pli. Elle le lut une première fois et son sourire disparut pour laisser place au vide.
« Madame la comtesse, comme vous le savez ou ne tarderez pas à l’apprendre, votre seigneur s’apprête à organiser une réunion dont nous ne souhaitons pas l’existence à propos d’un projet qui nous fait horreur. Si vous joignez vos efforts aux nôtres en nous indiquant le lieu du rendez-vous, nous vous promettons qu’il ne sera fait aucun mal à votre fils. Dans le cas contraire, il serait inutile de chercher à retrouver son corps. »
La nuit tomba et Rei dormait paisiblement alors que Sen ne trouvait pas le sommeil. Tremblante sans ressentir le froid, elle regardait fixement le ciel noir dans lequel aucune étoile n’osait briller, incapable de bouger, le souffle court et des larmes glissant sans cesse de ses yeux dans le plus grand des silences. Lorsque le soleil perça enfin l’obscurité, la neige miroitante brûlant instantanément ses yeux, elle avait pris sa décision.
Du haut de sa chambre, comme six ans auparavant, Sen attendait le messager, regardant fixement le point de la route qui s’enfonçait dans la forêt. Un cavalier le franchit à toute vitesse, suivi aussitôt par trois autres. Rei était en deuxième position. Les portes du domaine s’ouvrirent à toutes volées, les laissant entrer avec fracas et aussitôt, de grands cris de victoire résonnèrent de la cour jusqu’aux murs de la chambre : le royaume était né.
Sen n’eut pas la force d’esquisser un sourire. Elle traîna son regard jusqu’au lit sur lequel elle avait posé le pli reçu et resté sans réponse. Elle n’avait pas la force de donner plus d’explication.
Elle s’avança sur le balcon et regarda le vide qui s’étendait sous ses pieds et où se perdit la dernière larme qui lui restait, avant de l’étreindre avec tendresse comme un ultime baiser à son fils.
