Lilith
Lorsque je suis née, j’étais l’égale d’un homme, l’égale du premier des hommes et nous vivions dans le jardin originel. Couverts de nos seules peaux, nous étions libres et la vie nous apportait tout ce que nous pouvions désirer.
Je n’ai d’abord pas réalisé que tout, insidieusement, se désagrégeait. Étaient-ce nos esprits qui, progressivement, déviaient ? Était-ce Lui qui mutait ? Était-ce moi qui chancelais ? Comment puis-je aujourd’hui comprendre ce qui s’est alors passé ? Tout ce que je vis dans ces instants, tout ce que je ressentis dans ces moments, fut son besoin jamais inassouvi de me dominer. Il voulait être le plus fort, le plus perspicace, manger le premier, me protéger et toujours me surplomber, en tout instant.
Le monde était beau et nouveau, tout offert à nos désirs et pourtant je ne voyais rien d’autre que sa soif sans limite de me surpasser. J’avais tout juste le loisir d’être belle. Aussi belle que les pivoines qui s’épanouissaient sous les caresses du soleil, mais aussi silencieuse, surtout. Mes pensées étaient pour lui saugrenues, aussi vides et inintelligibles que le vent. Je n’étais plus là que pour assister à la grandeur de ses prouesses, applaudir l’élaboration de son esprit qu’il ne me jugeait paradoxalement même pas apte à en comprendre l’ampleur.
Il y eut un temps durant lequel j’envisageais qu’il puisse avoir raison, que je sois dans l’erreur de désirer une parfaite égalité entre nous, nos deux sexes. Mais alors mon corps refusa ce que mon esprit s’apprêtait à accepter : alors que ma peau était encore tendre, mes cheveux alors nimbés d’or s’assombrirent jusqu’à être semblables au plumage d’un corbeau. Mon sang arrêta de filer entre mes cuisses à chaque Lune et mes seins, si ronds et voluptueux, diminuèrent.
Il ne manqua pas de le remarquer et sa première constatation attira mon attention sur la dernière chose à laquelle j’aurais pris garde : je ne pouvais plus avoir d’enfant.
D’abord pétrifiée par la trahison apparente de mon organisme, je compris finalement la logique de cette métamorphose : je ne pouvais concevoir en cet endroit qui me faisait horreur et qui brisait un peu plus chaque jour, ce qui subsistait de mon identité.
Le jardin qui nous servait de maison semblait ne pas avoir de frontière et pourtant, je pris la seule décision qui me semblait raisonnable : les trouver pour le quitter.
Folle d’angoisse à l’idée de quitter le monde que j’avais toujours connu uniquement pour survivre, je me tournai, dans un ultime élan de fierté, vers celui à qui je devais mon horrible constat : mon créateur. Celui-là même qui m’avait créée à l’égale du premier homme pour mieux me faire goûter la cruauté de ne pas être traitée comme telle. Qui m’avait doté d’un brillant esprit pour mieux me faire comprendre à quel point j’étais lésée. Je me tournai vers lui et lui criais, de toute la force de ma rage, que plus jamais je ne louerais son nom. Le tonnerre se mit à retentir. La pluie commença à tomber et soudain, j’étais à la frontière du jardin originel et le vent, doucement, me poussait à la franchir.
J’ai erré à travers ce nouveau monde, des siècles durant, incapable de m’arrêter, incapable de regarder en arrière. Les larmes creusaient mes joues inlassablement et lorsqu’il n’y eut plus assez d’eau dans mon corps, ce furent des rivières de sables qui s’écoulèrent de mes yeux. Je traversais le monde que les hommes commençaient à peupler et les nuages gris qui le surplombaient. J’étais le seul témoin de ma solitude et de mon échec : leurs compagnes étaient telles que l’on avait voulu me transformer, aussi dociles et soumises que Lui et mon Créateur me souhaitaient. La rage, tout ce temps, aussi insidieuse et inquantifiable que le vent, assaillait mon corps : j’étais partie pour rien. J’avais perdu. Le désespoir prit mon esprit et, lasse, je tentais de fuir et disparaître. Là aussi j’échouai. Mais ce geste perdu attira l’Autre. Il reconnut en moi son alter-ego, un second individu qui avait lutté pour son intégrité, qui avait fui les limites, qui souhaitait plus.
Il m’aima aussitôt, me prit avec lui et m’épousa. Mais tout ce qui sortit de cette union ne furent que des hordes de démons. Je ne créais que pour mieux détruire. Je décidai alors qu’il en serait ainsi : si je ne pouvais changer le mode, alors je le détruirais. Si mes enfants devaient être maudits, alors les enfants des autres n’auraient pas le droit d’exister. Si la destruction était mon seul droit à la parole, je l’utiliserais, en abuserais jusqu’à l’écœurement pour que jamais ni Lui, ni mon Créateur ne cessent de se repentir de m’avoir niée… Et que jamais, je ne cesse d’être vengée de cet abus qui désormais me définissait.
Le jour touche du bout des doigts à sa fin. Bientôt l’heure du crépuscule sonnera. Et ma sortie avec elle. Des siècles se sont écoulés depuis la dernière fois que j’ai accordé une pensée à mon passé. Sans compter tous les noms dont j’ai été affublée, sans que jamais mon corps ne change. L’Autre a fait de moi une reine. Mais qu’est donc mon royaume ? Je me souviens du soleil comme d’un lointain mirage. Et le seul sentiment qui habite mon enveloppe est la peur que j’insuffle dans le cœur des hommes. Étais-je née pour cela, moi qui savait tout ? En savais-je trop sur celle que j’étais ? En sais-je trop sur celle que je suis aujourd’hui pour ne pas être envahie par la lassitude ? Mon cœur est dur, ceint par toutes ces ceintures, ces barrières et la promesse de ne plus le laisser être meurtri. Alors que m’arrive-t-il aujourd’hui ? D’où viennent mélancolie et nostalgie ?
La porte vers mon repas de cette nuit s’ouvre et, comme un automate, je l’emprunte, en direction des nouveaux nés qui seront dévorés. Je n’ai plus le droit de douter après toutes ces années. Je ne suis pas responsable de ce destin. Je sais que cette vengeance, ce massacre perpétuel ne sont que justice. Je le sais. Je le sais. Alors pourquoi n’y a-t-il que sable dans ma bouche ?
Et si, quelque part entre le ciel et la terre, entre mon paradis perdu et cet enfer devenu mon domaine, je m’étais égarée et que j’avais manqué… quelque chose.
Et si, ce soir, je ne revenais pas ? Je jette en arrière, un dernier regard à mon royaume, à mon œuvre sombre. Et ferme les yeux pour mieux apprécier ma nuit.